Abrégé pour servir à l’instruction des ignorants – 2


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Livre des deux principes

Le Liber de duobus principiis dont nous disposons est issu d’un seul manuscrit, datant de la fin du 13e siècle, trouvé dans le fonds des Conventi soppressi de la Bibliothèque nationale de Florence. Publié en 1939 par le Père Dondaine, il est considéré comme le seul traité théologico-philosophique cathare connu. Il s’agit de l’assemblage de différentes pièces issues d’un ouvrage dont Rainer Sacconi, polémiste catholique, dit qu’il comportait à l’origine « un gros volume de dix quaternions ». Il ne s’agit donc que d’une partie d’un résumé de l’ouvrage original.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.

Abrégé pour servir à l’instruction des ignorants – 2

Que Dieu n ‘a pas le pouvoir défaire le mal et qu’il existe une autre puissance qui est le Mal.

Puisque Dieu n’est pas puissant dans le mal, qu’il n’a pas le pouvoir de faire apparaître le mal, nous devons croire fermement qu’il y a un autre principe qui, lui, est puissant dans le mal. C’est de lui que proviennent tous les maux qui ont été, qui sont et qui seront ; c’est de lui que David a voulu sans doute parler quand il dit : « Pourquoi vous glorifiez-vous dans votre malice, vous qui n’êtes puissant que pour commettre l’iniquité ? Votre langue a médité l’injustice durant tout le jour ; vous avez, comme un rasoir aiguisé, fait passer (insensiblement) votre tromperie. Vous avez plus aimé la malice que la bonté, et vous avez préféré un langage d’iniquité à celui de la justice » (Ps. LI, 3-5). Et saint Jean dit dans L’Apocalypse : « Le grand dragon, cet ancien serpent qui est appelé le diable et Satan, qui séduisit tout le monde, fut précipité en terre » (Apoc., XII, 9) ; et le Christ dans l’évangile de Luc : « La semence, c’est la parole de Dieu. Ceux qui sont marqués par le bord du chemin où il en tombe, sont ceux qui écoutent la parole, et du cœur desquels le diable vient ensuite enlever cette parole, de peur qu’ils ne croient et ne soient sauvés » (Luc, VIII, 11-12). Le prophète Daniel dit : « Et comme je regardais attentivement, je vis que cette corne faisait la guerre contre les saints et avait l’avantage sur eux, jusqu’à ce que l’Ancien des jours parût. Alors il donna aux saints du Très-Haut la puissance de juger, etc. » (Dan., VII, 21-22) ; et il dit encore : « II s’en élèvera un autre après eux, qui sera plus puissant que ceux qui l’auront devancé, et il abaissera trois rois. Il parlera insolemment contre le Très-Haut, il foulera aux pieds les saints du Très-Haut, et il s’imaginera qu’il pourra changer les temps et les lois » (Dan., VII, 24-25) ; et à nouveau : « Mais (de l’une de ces quatre cornes il en sortit une petite) qui s’agrandit fort vers le Midi, vers l’Orient, et vers les peuples les plus forts. Il éleva sa grande corne jusqu’aux armées du ciel, et il fit tomber les plus forts et ceux qui étaient comme des étoiles, et il les foula aux pieds. Il s’éleva même jusqu’au prince des forts, il lui ravit son sacrifice perpétuel, et il déshonora le lieu de son sanctuaire » (Dan., VIII, 9-11). On lit dans L’Apocalypse de saint Jean : « Un autre prodige parut aussi dans le ciel : un grand dragon roux, qui avait sept têtes et dix cornes, et sept diadèmes sur ses sept têtes. Il entraînait avec sa queue la troisième partie des étoiles du ciel, et il les fit tomber sur la terre » (Apoc., XII , 3-4) ; et encore ceci : « Et elle reçut le pouvoir de faire (la guerre) durant quarante-deux mois. Elle ouvrit donc la bouche pour blasphémer contre Dieu, pour blasphémer son nom, son tabernacle, et ceux qui habitent dans le ciel. Il lui fut aussi donné le pouvoir de faire la guerre aux saints, et de les vaincre » (Apoc., III, 5-7).
S’appuyant sur de tels témoignages, les sages considèrent comme impossible que ce Puissant, ainsi que son pouvoir ou force, ait été créé — essentiellement et directement — par le Seigneur vrai Dieu, puisqu’il œuvre tous les jours très malignement contre lui, et que ce Dieu, le nôtre, s’efforce vigoureusement de le combattre. Ce que ne ferait pas le vrai Dieu, si le mal procédait de lui, dans toutes ses dispositions, comme le soutiennent presque tous nos adversaires.

Mon analyse :
Pour la première fois et très clairement Jean de Lugio définit l’existence du Mal. Il montre que le Mal est très puissant et en donne une image qui pourrait en faire, presque un égal de Dieu.

De la destruction du « Puissant-dans-le-mal ».

Cela est clairement exprimé dans les divines Écritures, que le Seigneur vrai Dieu détruira le « Puissant[1] » et toutes ses forces, qui œuvrent chaque jour contre Lui et contre sa création. David a dit en effet de celui qui est puissant en malignité : « C’est pourquoi Dieu vous détruira pour toujours ; il vous arrachera de votre place, vous fera sortir de votre tente, et ôtera votre racine de la terre des vivants » (Ps. LI, 7). Et pour demander, croit-on, l’aide de son Dieu contre ce Puissant, David dit encore : « Brisez le bras de l’impie et du méchant ; vous le punirez de ses prévarications, et il ne sera plus. Le Seigneur régnera dans tous les siècles et dans l’éternité » (Ps. X, 15-16). Il dit aussi : « Un moment encore, et le méchant ne sera plus ; vous regarderez le lieu où il était, et vous ne l’y trouverez plus » (Ps XXXVI, 10). Il est écrit dans les Proverbes de Salomon : « L’impie sera rejeté dans sa malice » (Prov., XIV, 32). L’Apôtre, faisant allusion à la destruction du « Puissant » par l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ, dit aux Hébreux : « … afin de détruire par sa mort celui qui avait l’empire de la mort, c’est-à-dire le diable » (Hébr., II, 14). Ainsi, notre Seigneur s’est efforcé de détruire, non pas seulement ce Puissant, mais aussi toutes les Forces ou Dominations qui ont paru quelquefois dominer, par le Puissant, les créatures du Dieu bon soumises à l’empire de ce méchant. C’est ce que dit la Sainte Vierge dans l’évangile selon saint Luc : « Il a arraché les grands de leurs trônes, et il a élevé les petits » (Luc, I, 52) ; et l’Apôtre dans la première épître aux Corinthiens : « Et alors viendra la consommation de toutes choses, lorsqu’il aura remis le royaume à son Dieu et son Père, et qu’il aura anéanti tout empire, toute Vertu (maligne), toute domination et toute puissance… et la mort sera le dernier ennemi qui sera détruit » (I Cor., XV, 24-26). Le même apôtre dit aux Colossiens : « Rendant grâces à Dieu le Père qui, par la lumière de la foi, nous a rendus dignes d’avoir part au sort et à l’héritage des saints ; qui nous a arrachés de la puissance des ténèbres, et nous a fait passer dans le royaume de son Fils bien-aimé » (Col., l, 12-13). Il dit également : « En effet, lorsque vous étiez morts par vos péchés et dans l’incirconcision de votre chair, Jésus-Christ vous a fait revivre avec lui, vous pardonnant tous vos péchés. Il a effacé par ses ordonnances la cédule écrite de notre main, laquelle rendait témoignage contre nous : il a entièrement aboli cette cédule qui nous était contraire en rattachant à sa croix. Et ayant désarmé les principautés et les puissances, il les a exposées en spectacle, après en avoir triomphé par lui-même » (Col., II, 13-15). C’est ainsi que saint Paul fut envoyé par le Seigneur Jésus-Christ pour dépouiller cette Puissance, comme il est écrit, à propos de lui, dans les Actes des apôtres : « Car je vous suis apparu, afin de vous établir le ministre et le témoin des choses que vous avez vues, et de celles aussi que je vous montrerai en vous apparaissant de nouveau. Et je vous délivrerai de ce peuple, et des Gentils vers lesquels je vous envoie maintenant, pour leur ouvrir les yeux, afin qu’ils se convertissent des ténèbres à la lumière, et de la puissance de Satan à Dieu ; et que par la foi qu’ils auront en moi, ils reçoivent la rémission de leurs péchés, et qu’ils aient part à l’héritage des saints » (Act, XXVI, 16-18). Et le Christ dit dans l’évangile de saint Matthieu : « Vous êtes venus ici armés d’épées et de bâtons pour me prendre, comme si j’étais un voleur ; j’étais tous les jours assis au milieu de vous, enseignant dans le temple, et vous ne m’avez point arrêté » (Matth., XXVI, 55). « Mais c’est ici votre heure, et la puissance des ténèbres » (Luc, XXII, 53). D’où l’on doit croire que la puissance de Sathanas et des ténèbres ne peut pas procéder directement et immédiatement du Seigneur vrai Dieu. Car si le pouvoir de Sathanas et des ténèbres procédait directement et immédiatement du vrai Dieu — avec toutes les autres puissances, vertus et dominations (du mal) — comme le disent les ignorants, on ne comprendrait pas comment Paul et tous les autres fidèles de Jésus-Christ auraient pu être « arrachés à la puissance des ténèbres ». Ni comment ils auraient pu se convertir de cette puissance de Satan au vrai Seigneur Dieu. Surtout, si l’on considère qu’en s’arrachant à la puissance des ténèbres, ils se sont, en réalité, arrachés, proprement et essentiellement, à celle de notre Seigneur Dieu, puisque toutes les puissances et vertus émanent (selon la foi de nos adversaires), proprement et essentiellement, du Dieu bon. Et comment ce Dieu bon aurait-il pu dépouiller et éliminer une autre puissance que la sienne, s’il est vrai qu’il n’en existe point d’autre en face de lui, comme le disent tous les adversaires de ces vrais chrétiens qu’on appelle, ajuste titre[2] Albanenses[3] ?

Mon analyse :
Jean de Lugio nous apporte plusieurs informations. D’abord, ce principe du Mal, aussi puissant soit-il n’est pas tout-puissant, c’est-à-dire qu’il n’est pas comparable à Dieu et encore moins son égal. Cela règle clairement et définitivement le problème de l’assimilation des Cathares aux Manichéens. Ensuite, il nous rappelle — citations à l’appui — que ce faux dieu sera vaincu, même s’il semble être en mesure de supplanter Dieu dans un premier temps. Et non seulement il sera vaincu, mais le seront également toutes les choses qu’il aura mises en place. Ce faisant nous serons libérés de sa puissance et nous pourrons revenir à notre origine, nous, la troisième partie des étoiles du ciel. Christ est bien venu nous ouvrir les yeux à cette réalité et non se sacrifier pour nos péchés qui nous sont remis puisqu’ils ne sont pas de notre fait. Enfin, ce principe du Mal est une évidence car il est impossible d’imaginer Dieu agissant contre lui-même, comme semblent le croire ceux qui soutiennent qu’il est à la fois créateur du Bien et du Mal. La référence aux Albanenses est importante car, comme le précise la note, le dualisme absolu dont les Cathares occitans sont les représentants, ils pourraient bien être originaires de l’Arménie médiévale, c’est-à-dire de la partie orientale de la Turquie actuelle, où nous le savons se sont développés les Pauliciens, dont j’ai montré qu’ils étaient vraisemblablement à l’origine de la première implantation du Christianisme absolu en Occitanie.

[1] On notera que J. de Lugio n’appelle pas le Principe du Mal : « le tout-puissant », mais le « puissant ». Le Dieu du bien et le « dieu » du mal ne sont nullement « égaux », comme on le dit parfois.
[2] Recto nomine.
[3] « Albanais ». Les Albanais, dont le centre principal était Desenzano (Italie), étaient des dualistes absolus, dont les idées s’opposaient à celles des Garatenses (de Concorezzo), dualistes mitigés, qui se rattachaient aux églises de Bulgarie et d’Esclavonie. Vers 1250, une fraction de l’église albanaise de Desenzano avait adopté le système de Jean de Lugio (de Bergame). M. Sôderberg croit que les Albanenses tirent leur nom de la ville d’Albano (Italie) ; M. Dondaine, de l’Albanie d’Europe ; M. D. Roche, de l’Albanie d’Asie-Mineure (sud du Caucase. D’après M. H. Grégoire, le berceau du Paulicianisme a été Arsamosate, en Arménie : y a-t-il un rapport entre ces premiers Pauliciens et les Cathares Albanenses ?).

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