Contre les « Garatenses » – 1


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Livre des deux principes

Le Liber de duobus principiis dont nous disposons est issu d’un seul manuscrit, datant de la fin du 13e siècle, trouvé dans le fonds des Conventi soppressi de la Bibliothèque nationale de Florence. Publié en 1939 par le Père Dondaine, il est considéré comme le seul traité théologico-philosophique cathare connu. Il s’agit de l’assemblage de différentes pièces issues d’un ouvrage dont Rainer Sacconi, polémiste catholique, dit qu’il comportait à l’origine « un gros volume de dix quaternions ». Il ne s’agit donc que d’une partie d’un résumé de l’ouvrage original.

Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.

Contre les « Garatenses » – 1

Où l’on combat la thèse des « Garatenses »

J’ai dessein de rédiger une autre réfutation des théories des Garatenses qui bien souvent s’écrient en faisant les glorieux : « Vous les “Albanais”, vous ne pouvez pas nous démontrer, par les témoignages des Écritures, que seul un mauvais Dieu a pu créer le ciel, la terre et tout le monde visible, comme vous l’enseignez pourtant, chaque jour, publiquement. » J’ai pensé qu’il fallait leur répondre brièvement … mais comme entre les Sarrasins et les Chrétiens (les « baptisés »), les Juifs et les Tartares, et entre les fidèles des autres religions de ce monde, on constate chaque jour qu’il existe de grandes divergences — bien que tous croient en un seul principe saint, bon et miséricordieux, on les trouve toujours en train de se disputer, d’échanger des injures, de se traiter mutuellement avec la pire cruauté, alors qu’ils se considèrent tous, sans nul doute, comme des frères issus de la même création — je pense avoir déjà réfuté d’une façon suffisamment claire, pour les sages, leur théorie pleine de vanité.

Mon analyse :
Jean de Lugio s’oppose aux Garatistes, disciples de leur évêque Garato. Il fait remarquer qu’il lui semble curieux que ceux qui se réclament du Dieu d’amour en soi si peu fournis pour disputer entre eux.

Où l’on fait connaître l’ignorance des « Garatenses »

Je veux donc, maintenant, faire connaître aux personnes éclairées la folie des Garatistes : bien qu’ils croient, comme les autres, qu’il n’existe qu’un seul créateur très saint, ils ne laissent pas, cependant, de prêcher, en maintes occasions, qu’il existe aussi un autre Dieu : le Dieu mauvais, prince de ce monde, lequel, disent-ils, fut d’abord une créature du Dieu bon : mais, par la suite, il corrompit les quatre éléments[1] produits par ce Vrai Dieu, et de ces éléments il forma et constitua, au commencement du monde, l’homme et la femme et tous les autres corps visibles, dont sont issues toutes les créatures qui ont aujourd’hui leur règne sur la terre.
Mais comme leur théorie apparaît aux yeux des savants comme dénuée de tout fondement, je leur demande de nous dire comment ils prétendent la confirmer par le témoignage des Écritures, de nous faire connaître les passages où se trouve ce qu’ils affirment et qu’ils enseignent ouvertement et publiquement ; dans quel livre, dans quel exposé dogmatique, dans quelle partie de la Bible enfin, ils ont découvert « qu’un mauvais Dieu a corrompu les quatre éléments du Dieu bon, et créé, à l’origine des temps, l’homme, la femme et tous les autres corps — ceux des oiseaux, des poissons, des reptiles et des mammifères — qui sont en ce monde », comme ils l’affirment publiquement et le prêchent aux hommes.
Ils répondraient probablement : « Nous pouvons prouver, certes, qu’un mauvais Dieu a fait l’homme et la femme, et dans le principe, tous les autres êtres, dont tous les corps de chair ont été faits. Ce mauvais Seigneur n’a-t-il pas dit à l’homme et à la femme, aux oiseaux et aux bêtes, et généralement à tous les êtres de chair : « Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre” » (Gen., I, 28) ? N’a-t-il pas dit aux poissons : “Croissez et multipliez-vous et remplissez les eaux de la mer » (Gen., l, 22), comme on le lit, sans nul doute, dans la Genèse ? On trouve dans ce même livre que ce Dieu — que nous croyons mauvais — a encore dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (Gen., I, 26), et ceci encore : « (Dieu) fit donc les bêtes sauvages selon leurs espèces, les animaux domestiques, et tous les reptiles, chacun selon son espèce » (Gen., I, 25) ; et encore : « Et le Seigneur Dieu, de la côte qu’il avait tirée d’Adam, forma la femme » (Gen., II, 22). C’est ce même Dieu qui a dit : « C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair » (Gen., II, 24) ; et le Christ, dans l’évangile de saint Marc : « Dès le commencement du monde. Dieu forma un homme et une femme », et, dit-il encore, « c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et demeurera avec sa femme. Et ils ne seront tous deux qu’une seule chair. Ainsi ils ne seront plus deux, mais une seule chair… et cetera (sic) » (Marc, X, 6-8). C’est ainsi que nos Garatistes croiraient devoir affirmer — sur la foi des témoignages précités et d’autres tout à fait semblables — que le mauvais Dieu, au commencement, a fait les corps visibles de ce monde. Je veux bien admettre, dans la mesure où je le puis, leur explication, s’ils croient que ces témoignages sont absolument dignes de foi. Qu’ils me disent donc tout de suite s’ils croient vrais ou non, s’ils veulent recevoir pour vrais ou non, les témoignages en question[2] et les autres paroles rapportées au livre de la Genèse. S’ils me disent : « Non, parce que ce Dieu est mauvais, et qu’on ne saurait avoir la moindre confiance en ses paroles », je leur répondrai : « Vous n’avez donc apporté aucune preuve tirée de l’Écriture, en confirmation de votre thèse, contrairement à ce que vous affirmez tous les jours. Comment donc, et de quel front, pouvez-vous renseigner, si vous ne pouvez fournir aucun argument tiré des divines Écritures, pour la confirmer ? » Mais ils pourraient me dire : « Nous croyons bien qu’il s’agit d’un dieu mauvais, cependant, nous croyons aussi que les témoignages produits par nous sont véridiques, et que, comme il est écrit dans la Genèse, c’est un dieu mauvais qui a fait les choses visibles de ce monde, selon ce qui a été dit plus haut. » Je leur répondrais alors : « Si vous pouvez prouver par le témoignage de la Genèse — comme vous le répétez sans cesse — votre théorie “que le mauvais Dieu a corrompu les quatre éléments et qu’il a créé au commencement du monde, l’homme et la femme, et tous les corps charnels”, pourquoi donc nous accusez-vous si âprement, chaque jour, de ne pouvoir vous démontrer qu’il existe un mauvais créateur ? Pourquoi ne nous serait-il pas possible, à nous aussi, de prouver sans la moindre ambiguïté, par les mêmes passages de la Genèse sur lesquels vous fondez votre propre théorie, que ce Dieu — que vous croyez, vous aussi, qui est mauvais — est le créateur du ciel, de la terre, et de tout l’univers visible ? On lit dans la Genèse : “Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; la terre était informe et toute nue” » (Gen., I, 1-2) ; et ceci : « Dieu créa donc les grands poissons, et tous les animaux qui ont la vie et le mouvement, etc., et il créa aussi tous les oiseaux selon leur espèce » (Gen., I, 21) ; et ceci encore : « Dieu créa donc l’homme à son image ; il le créa à l’image de Dieu, et il le créa mâle et femelle » (Gen., I, 27) ; et encore : « II bénit le septième jour, et il le sanctifia parce qu’il avait cessé en ce jour de produire tous les ouvrages qu’il avait créés » (Gen., II, 3) ; et enfin : « Mais Melchisédech, roi de Salem, offrant du pain et du vin, parce qu’il était prêtre du Dieu très-haut, bénit Abraham, en disant : qu’Abraham soit béni du Dieu très-haut, qui a créé le ciel et la terre ; et que le Dieu très-haut soit béni, lui qui, par sa protection, vous a mis vos ennemis entre les mains » (Gen., XIV, 18-20). Et ainsi, par les témoignages de la Genèse et selon le raisonnement que nous avons utilisé pour convaincre les Garatistes, nous pouvons prouver clairement qu’il existe un créateur mauvais qui a fait le ciel, la terre, et tous les corps visibles, en accord avec ce qui a été dit plus haut, d’après la Genèse, touchant ce mauvais créateur.

Mon analyse :
Ce témoignage est intéressant car il nous donne des éléments de la doctrine garatiste. C’est la doctrine mitigée classique : Dieu aurait permis au diable de corrompre les éléments qu’il avait lui-même créés car le diable serait un ancien ange divin que se serait révolté. On le comprend, il s’agit d’une théorie à mi-chemin entre Catharisme et Catholicisme. Outre, l’absence de références à l’appui de cette doctrine, conne le fait remarquer Jean de Lugio, on notera les invraisemblances déjà mentionnées concernant le libre arbitre de cet ange.

[1] Les Garatenses croyaient — comme presque tous les dualistes mitigés — que le Dieu du Bien avait créé 1es quatre éléments ou principes spirituels de la matière.
[2] Les dualistes mitigés rejetaient presque tout l’Ancien Testament (à l’exception des livres sapientiaux et des prophètes). Au contraire, Jean de Lugio — et les Albanenses acceptaient l’autorité de toutes les Écritures.

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