Des signes universels – 1


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Livre des deux principes

Le Liber de duobus principiis dont nous disposons est issu d’un seul manuscrit, datant de la fin du 13e siècle, trouvé dans le fonds des Conventi soppressi de la Bibliothèque nationale de Florence. Publié en 1939 par le Père Dondaine, il est considéré comme le seul traité théologico-philosophique cathare connu. Il s’agit de l’assemblage de différentes pièces issues d’un ouvrage dont Rainer Sacconi, polémiste catholique, dit qu’il comportait à l’origine « un gros volume de dix quaternions ». Il ne s’agit donc que d’une partie d’un résumé de l’ouvrage original.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.

Des signes universels – 1

Où l’on nie que par « tout » et par les autres termes « universels » il faille entendre à la fois les biens et les maux.
Il me faut, maintenant, exposer ma pensée sur un point qui donne souvent à nos adversaires l’occasion de triompher de nous : ils veulent que, par ces « signes » universels, comme tout (omnia), toutes choses sans exception (universa), toutes choses (cuncta), et d’autres termes semblables, qui signifient, dans les Saintes Écritures, l’ensemble des êtres, se trouve très souvent confirmée leur opinion qu’il ne faut point faire de distinction dans les substances. De quoi ils s’autorisent pour affirmer que toutes ces substances, les bonnes comme les mauvaises, les transitoires comme les permanentes, ont bien été créées et faites par notre Seigneur juste, vrai et saint. Avec l’aide du vrai Père, je vais réfuter leur interprétation par des arguments très probants tirés des divines autorités.

Mon analyse :
La première chose qui frappe est que l’on ait pu « réunir » sous la même traduction des termes qui sont clairement différents.

Des signes universels.

On doit savoir que ces signes universels — bien qu’ils soient qualifiés de tels par les grammairiens — ne peuvent être définis aussi simplement par les sages inspirés de Dieu, ni d’une façon telle qu’ils comprennent sous l’une ou l’autre de ces catégories universelles, absolument toutes les substances, toutes les actions et même tous les accidents. Il est évident que les termes universels n’ont de sens, pour les savants, que dans la mesure où ils sont éclairés par l’esprit du discours, et non point par la pure et simple catégorie de l’universalité qui comprendrait tous les biens et tous les maux, alors que ceux-ci ne participent point à la même essence, ni ne peuvent exister ensemble, étant donné qu’ils se détruisent et se combattent les uns les autres dans une extrême et constante opposition.
Les termes universels sont employés, dans les Saintes Écritures, sous plusieurs acceptions. Il en est qui désignent les choses bonnes, pures, faites avec sagesse, désirables au plus haut point, permanentes de siècle en siècle, et obéissant de toute nécessité à notre Seigneur le vrai Dieu. Et sans nul doute, on trouve dans les Saintes Écritures des « universels » qui n’ont que cette signification. Il en est d’autres, au contraire, qui désignent l’ensemble des choses mauvaises, toutes de néant, transitoires, et qui doivent être rejetées et tenues pour fumier[1] par les fidèles de Jésus-Christ, s’ils veulent gagner son amour. Il en est d’autres, enfin, qui désignent toutes les choses qui furent placées, autrefois, sous la domination du roi de Babylone, selon qu’il est écrit qu’elles devaient être livrées aux voleurs et ravagées par un roi « qui aura l’impudence sur le front » (Dan., VIII, 23-25) ; toutes les choses qui furent incluses d’abord dans le péché, comme il faut le croire d’après l’Écriture, afin que promesse de salut fût donnée aux croyants, selon leur foi en Jésus-Christ ; et qui furent liées à l’incrédulité par le vrai Dieu, afin que ce Dieu ait compassion de tous ceux qui croiraient en lui. Ces derniers termes universels correspondent donc, comme on le voit clairement par l’examen des Écritures, à tout ce qui doit être réconcilié avec Dieu, restitué, instauré à nouveau, rénové, accompli dans le Bien et vivifié par notre Seigneur et par son Fils Jésus-Christ.

Mon analyse :
Le premier chapitre est un véritable cours de philosophie. Les signes universels, c’est-à-dire les termes qui visent à donner une apparence universelle à ce qui en est ainsi nommé, sont une simplification excessive, car ils désignent au contraire des choses qui, même au sein d’un même groupe contiennent des objets et des états différents. Jean de Lugio montre que ces termes peuvent être classés sous trois formes de considération : ce qui désigne les choses bonnes et permanentes, ce qui désigne les choses mauvaises de façon permanente et ce qui désigne des choses qui après avoir été mauvaises peuvent devenir bonnes.

Les signes universels du Bien.

Concernant ces signes universels — que je viens de dire qui désignaient des choses bonnes, pures, faites selon la sagesse, etc. —, je vais maintenant montrer, par le témoignage des Saintes Écritures, que mon interprétation est absolument juste. Dans la première épître à Timothée l’Apôtre nous dit : « Car tout (omnis creatura) ce que Dieu a créé est bon, et on ne doit rien en rejeter » (I Tim., IV, 4). L’Ecclésiaste dit également : « Tout (cuncta) ce que Dieu a fait est bon en son temps » (Eccl, III, 11) ; et Jésus, fils de Syrach : « J’ai appris que tous les ouvrages (omnia opéra) que Dieu a créés demeurent à perpétuité, et que nous ne pouvons ni rien ajouter ni rien ôter à tout ce que Dieu a fait, afin qu’on le craigne » (EccL, III, 14). Il est écrit au livre de la Sagesse : « Combien ses œuvres sont-elles aimables !… elles subsistent toutes (omnia) et demeurent pour jamais, et elles lui obéissent dans tout ce qu’il demande d’elles (omni necessitate) » (Sap., en réalité : Eccli, XLII, 23-24) ; et dans les Psaumes de David : « Que vos œuvres sont grandes et excellentes. Seigneur ; vous avez fait toutes choses (omnia) avec votre souveraine sagesse » (PS. CIII, 24), et encore dans les Psaumes : « Le jour ne subsiste tel qu’il est que par votre ordre ; car toutes choses (omnia) vous obéissent » (PS. CXVIII, 91). L’Apôtre dit aux Romains : « Toutes choses (omnia) sont pures » (Rom., XIV, 20), et : « Tout (omnia) est pur pour ceux qui sont purs » (Tit, l, 15), et encore : « Or nous savons que tout (omnia) contribue au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rom., VIII, 28), etc.
Ces témoignages sacrés prouvent de façon évidente que les signes universels précités ne s’appliquent qu’à ce qui est très bon, très pur, et qui doit durer jusqu’à la fin des siècles. C’est pourquoi il paraît tout à fait impossible aux savants qu’on puisse désigner par ces « universels », en essence et directement, à la fois les biens et les maux, à la fois les choses transitoires et les permanentes, comme ces mêmes savants peuvent s’en rendre compte aisément.

Mon analyse :
Le premier groupe concerne ce que Dieu fait, qui est bon, pur et parfait, de toute éternité et sans être assujetti au temps. Il s’agit clairement des émanations divines, les esprits saints.

Les signes universels du Mal.

Je vais maintenant expliquer ma pensée sur les signes universels dont j’ai parlé plus haut, correspondant aux choses mauvaises, toutes de néant, transitoires, dignes de mépris, etc. On lit dans l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, et tout n’est que vanité » (Eccl.,I, 2) ; et à un autre endroit : « J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil, et j’ai trouvé que tout était vanité et affliction d’esprit » (Eccl., I, 14) ; ou encore : « Toutes choses ont leur temps, et tout passe sous le ciel après le terme qui lui a été prescrit. Il y a temps de naître et temps de mourir » (III, 1-2) ; et ceci encore : « Tout est soumis à la vanité et tout tend en un même lieu. Ils ont tous été tirés de la terre, et ils retournent tous dans la terre » (III, 19-20) ; et, enfin : « C’est pourquoi la vie m’est devenue ennuyeuse, considérant que toutes sortes de maux sont sous le soleil, et que tout n’est que vanité et affliction d’esprit » (II, 17). L’Apôtre dit aux Colossiens : « Si donc en mourant avec Jésus-Christ vous êtes morts à ces grossières instructions données au monde[2], comment vous laissez-vous imposer des lois, comme si vous viviez dans ce premier état du monde ? Ne mangez pas (d’une telle chose), ne goûtez pas (de ceci), ne touchez pas (à cela). Cependant ce sont des choses qui se consument toutes par l’usage » (Col., II, 20-22). Le même apôtre dit aux Philippiens : « Si quelqu’un croit pouvoir mettre sa confiance dans la chair, je le pourrais encore plus que lui ; ayant été circoncis le huitième jour, étant de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, né Hébreu de pères hébreux ; pour ce qui est de la manière d’observer la loi, ayant été pharisien ; pour ce qui est du zèle du judaïsme, en ayant eu jusqu’à persécuter l’Église de Dieu ; et pour ce qui est de la justice légale, ayant été irréprochable à cet égard. Mais toutes ces choses que je considérais comme avantageuses, je les ai regardées comme une pure perte à cause de Jésus-Christ. Je dis plus : tout me semble une perte quand je le compare au bien si excellent de la connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur, pour l’amour duquel j’ai bien voulu perdre toutes choses, les regardant comme des ordures, afin de gagner Jésus-Christ » (Phil, III, 4-8). Dans l’évangile de saint Matthieu, le Christ dit au scribe : « Si vous voulez être parfait, allez vendre tout ce que vous avez » (Matth., XIX, 21) ; ce qui signifie : abandonnez tout ce que vous possédez charnellement, selon la loi. D’où le passage suivant : « Alors Pierre, prenant la parole, lui dit : Pour nous autres, vous voyez que nous avons tout (omnia) quitté, et que nous vous avons suivi : quelle sera donc notre récompense ? » Et Jésus leur dit : « Parce que vous avez tout quitté, et que vous m’avez suivi[3], etc. » (Matth., XIX, 27-28). L’Apôtre dit aux Colossiens : « Mais maintenant, quittez aussi vous-mêmes tous[4] (ces péchés), la colère, l’aigreur, la malice, la médisance, etc. » (Col., III, 8) ; et saint Jean, dans la première épître : « N’aimez ni le monde, ni ce qui est dans le monde ; si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui. Car tout (omne) ce qui est dans le monde est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie ; ce qui ne vient point du Père, mais du monde, etc. » (I Jean, II, 15-16).
On doit voir, par là, clairement, que ces termes universels qui désignent des choses mauvaises, vaines, transitoires, ne sont pas du même genre que les autres termes universels correspondant aux choses bonnes, pures, très désirables et qui dureront jusqu’à la fin des siècles. Cela est d’autant plus évident, qu’elles ne participent pas de la même essence, qu’elles ne peuvent, en aucune façon, entrer dans une même universalité — puisqu’elles se détruisent mutuellement et se combattent — ni être directement rattachées à une même cause.

Mon analyse :
Ce qui est mauvais, méprisable, fait du néant et sans éternité, c’est-à-dire le mal, relève de cette deuxième catégorie. Les textes cités montrent qu’il s’agit clairement de ce qui relève du monde. L’attachement au monde est donc un attachement au mal. Paul ajoute même que les lois mosaïques sont du même tonneau et que s’y conformer revient à se conformer au mal. Il ajoute qu’il était plus que tout autre en situation de se laisser dominer par le mal et le monde. Pourtant il a fait le choix de tout laisser pour suivre l’appel de Christ. Pierre, lui, voit encore ce détachement comme une perte. Mais Jean nous rappelle que ce monde n’est pas de Dieu.

[1] Cf. Phil., III 7-8.
[2] Ab elementis hujus mundi.
[3] Citation inexacte : « Je vous le dis en vérité, que pour vous qui m’avez suivi…, etc. » (Matth., XIX, 28).
[4] Omnia.

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