Des signes universels – 2


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Livre des deux principes

Le Liber de duobus principiis dont nous disposons est issu d’un seul manuscrit, datant de la fin du 13e siècle, trouvé dans le fonds des Conventi soppressi de la Bibliothèque nationale de Florence. Publié en 1939 par le Père Dondaine, il est considéré comme le seul traité théologico-philosophique cathare connu. Il s’agit de l’assemblage de différentes pièces issues d’un ouvrage dont Rainer Sacconi, polémiste catholique, dit qu’il comportait à l’origine « un gros volume de dix quaternions ». Il ne s’agit donc que d’une partie d’un résumé de l’ouvrage original.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.

Des signes universels – 2

Des termes universels désignant les choses qui, à cause des péchés des hommes, ont été placées sous la domination du roi de Babylone.

J’en viens maintenant à l’explication de ces signes universels qui englobent tous les êtres qui avaient été placés sous la domination du roi de Babylone, comme devant être livrés aux brigands, et même foulés aux pieds, « par un roi au front impudent ». Ces termes répondent selon notre croyance, à tout ce qui était à réconcilier avec Dieu, à fonder sur de nouvelles bases, à restaurer, à parachever, à vivifier par l’action du Seigneur vrai Dieu et de son Fils Jésus-Christ, comme il ressort avec évidence des textes sacrés. Le prophète Daniel dit à Nabuchodonosor, roi de Babylone : « Vous êtes le roi des rois, et le Dieu du ciel vous a donné le royaume, la force, l’empire et la gloire, il vous a assujetti les enfants des hommes et les bêtes de la campagne, en quelque lieu qu’ils habitent ; il a mis en votre main les oiseaux mêmes du ciel et il a soumis toutes choses (universa) à votre puissance » (Dan., II, 37-38). Il dit encore : « Et, après leur règne, lorsque les iniquités se seront accrues, il s’élèvera un roi qui aura l’impudence sur le front, qui entendra les paraboles et les énigmes. Sa puissance s’établira, mais non par ses forces ; et il fera un ravage étrange et au-delà de toute créance, il réussira dans tout ce qu’il aura entrepris. Il fera mourir, selon qu’il lui plaira, les plus forts et le peuple des saints. Il conduira avec succès tous ses artifices et toutes ses tromperies ; son cœur s’enflera de plus en plus, et, se voyant comblé de toutes sortes de prospérités, il en fera mourir plusieurs. Il s’élèvera contre le prince des princes… » (Dan., VIII, 23-25). Job s’exprime ainsi : « Les maisons des voleurs publics sont dans l’abondance, et ils s’élèvent audacieusement contre Dieu, quoique ce soit lui qui leur ait mis entre les mains tout (ce qu’ils possèdent) » (Job., XII, 6) — vous devez entendre : « à cause des péchés du peuple, comme Daniel le dit, à propos de la “ petite corne ” » : « La puissance lui fût donnée contre le sacrifice perpétuel, à cause des péchés des hommes, et la vérité sera renversée sur la terre » (Dan., VIII, 12). Éliu dit, dans le Livre de Job : «… Sur toutes les nations et sur tous les hommes, c’est lui qui fait régner l’homme hypocrite, à cause des péchés du peuple » (Job, XXXIV, 29-30).
Ainsi ces termes universels s’appliquent à des êtres qui, à cause des péchés des hommes, furent soumis d’abord à la domination du péché, établis dans l’incrédulité, livrés, comme nous devons le croire, aux mains des voleurs publics et placés sous le commandement du roi de Babylone, afin qu’aux derniers jours, quand ils auront dépouillé leur malice. Dieu les prenne tous en compassion. Car l’Apôtre le dit aux Galates : « La loi écrite a renfermé (comme dans des barrières) tous ceux qu’elle laissait sous le péché, afin que les biens promis fussent donnés par la foi de Jésus-Christ à ceux qui croiraient en lui » (Gal., III, 22). Et le même apôtre dit aux Romains : « Car Dieu a renfermé tous les peuples dans l’incrédulité, afin d’exercer sa miséricorde envers tous » (Rom., XI, 32).

Mon analyse :
Dans ce texte, Jean de Lugio évoque l’idée de choses bonnes mais dévoyées par le péché. Les citations vétéro-testamentaires n’aident pas le lecteur moderne à comprendre. En fait, il s’agit de nous, nous les hommes, bons dans le fond mais rendus mauvais par notre emprisonnement et l’oubli dans lequel nous sommes tombés. L’auteur critique également la loi positive du démiurge qui nous enferme dans le péché en créant les conditions de nos péchés.

De la miséricorde de Notre-Seigneur.

Et cela nous fait voir que le Seigneur notre Dieu, à cause de l’amour extrême dont il nous a aimés, a eu pitié de nous, comme l’Apôtre l’enseigne aux Éphésiens : « Lorsque nous étions morts par nos péchés. Dieu nous a rendu la vie en la rendant à Jésus-Christ » (Éph., II, 5). Et « il nous a sauvés, non à cause des œuvres de justice que nous eussions faites, mais à cause de sa miséricorde, par le baptême de la régénération et du renouvellement du Saint-Esprit, dont il a fait sur nous une riche effusion par Jésus-Christ notre Sauveur, afin qu’étant justifiés par sa grâce, nous devenions héritiers de la vie éternelle, selon l’espérance que nous en avons » (Tit., III, 5-7). C’est pourquoi il est écrit au livre de la Sagesse : « Mais vous, ô notre Dieu, vous êtes doux, véritable et patient, et vous gouvernez tout avec miséricorde » (Sap., XV, 1) ; et encore : « Vous avez compassion de tous les hommes, parce que vous pouvez tout, et vous dissimulez leurs péchés, afin qu’ils fassent pénitence. Car vous aimez tout ce qui est, et vous ne haïssez rien de tout ce que vous avez fait, puisque, si vous l’aviez haï, vous ne l’auriez point créé. Qu’y a-t-il qui pût subsister si vous ne le vouliez pas, ou qui pût se conserver sans votre ordre ? Mais vous êtes indulgent envers tous, parce que tout est à vous, ô Seigneur, qui aimez les âmes » (Sap., XI, 24-27). On lit encore : « Aussi n’est-ce point une herbe, ou quelque chose appliqué sur leur mal, qui les a guéris ; mais c’est votre parole, ô Seigneur, qui guérit toute chose » (Sap., XVI, 12). David a dit : « Tous attendent de vous que vous leur dormiez leur nourriture lorsque le temps en est venu. Lorsque vous leur donnez, ils recueillent ; et lorsque vous ouvrez votre main, ils sont tous remplis des effets de votre bonté » (PS. CIII, 27-28). Enfin le Christ dit dans l’évangile de Jean : « Et pour moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tout à moi » (Jean, XII, 32). On trouve ainsi dans les Écritures la preuve que Dieu veut avoir pitié de tous les siens.

Mon analyse :
À l’aide des citations, l’auteur montre que Dieu ne peut en aucune façon laisser perdre la moindre parcelle de son être égarée ici-bas. Il nous sauve de notre état de pécheur en faisant table rase de notre passé de prisonniers et nous purifie par sa Consolation. C’est exactement le sens du sacrement de la Consolation cathare. Celui qui est reçu est lavé de ses fautes et ressuscite par la grâce de Dieu en devenant un Christ à son tour.

Des termes qui signifient la réconciliation de toutes choses par Dieu.

Que les susdits termes universels désignent les choses qui doivent être réconciliées, restituées, restaurées, accomplies, justifiées, par notre Seigneur Jésus-Christ, on peut s’en convaincre très certainement en lisant les témoignages sacrés. L’Apôtre dit aux Colossiens, parlant de Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Parce qu’il a plu au Père de faire que toute plénitude résidât en lui, dans son corps de chair, et de réconcilier toutes choses par lui, et en lui-même, ayant pacifié par le sang qu’il a répandu sur la croix, tant ce qui est en la terre que ce qui est au ciel » (Col., I, 19-20). Le Christ dit dans l’évangile de Matthieu : « Il est vrai qu’Élie viendra auparavant, et qu’il rétablira toutes choses » (Matth., XVII, 11). Et l’Apôtre déclare aux Éphésiens : « Nous faisant connaître le mystère de sa volonté fondé sur son bon plaisir, par lequel il avait résolu en soi-même, que, les temps ordonnés par lui étant accomplis, il réunirait tout par Jésus-Christ et en Jésus-Christ, tant ce qui est dans le ciel que ce qui est sur la terre » (Éph., I, 9-10). Et dans l’Apocalypse il est écrit : « Alors celui qui était assis sur le trône dit : Je m’en vais faire toutes choses nouvelles » (Apoc., XXI, 5). Et l’Apôtre dit aux Éphésiens, parlant du Christ, à ce qu’on croit : « Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses » (Éph., IV, 10). Et le même Apôtre dit dans la première épître à Timothée : « Je vous ordonne devant le Dieu qui fait vivre tout ce qui vit… » (I Tim., VI, 13). Le terme universel omnia (toutes choses) répond toujours, comme on le voit clairement, à l’ensemble des choses qui furent mises par le Seigneur vrai Dieu sous les pieds de Jésus-Christ, comme David le dit[1], et comme l’Apôtre le fait remarquer aux Hébreux, en déclarant : « II a mis toutes choses sous ses pieds. Or dès que Dieu lui a assujetti toutes choses, il n’a rien laissé qui ne lui soit assujetti ; et cependant nous ne voyons pas encore que tout (lui) soit assujetti » (Hébr., II, 8). Le même dit encore dans la première épître aux Corinthiens : « Car Dieu lui a mis tout sous les pieds et lui a tout assujetti. Et puisqu’il est dit que toutes choses lui ont été assujetties, il est manifeste qu’elles le sont toutes, excepté celui qui les lui a assujetties. Lors donc que toutes choses auront été assujetties au Fils, alors il sera aussi lui-même assujetti à celui qui lui aura assujetti toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous » (I Cor., XV, 26-28).

Mon analyse :
Ici nous voyons que l’universalité concerne ce qui relève de Christ qui est venu réunir tout ce qui relève de Dieu afin que rien ne soit oublié. Une fois cela fait, il nous réunira en lui et lui-même se fondra en Dieu, recréant ainsi le tout, le Un originel.

Que la totalité des biens et la totalité des maux ne procèdent pas d’une seule et même cause.

Ainsi donc, il est manifeste pour les personnes sensées, que dans les termes universels : omnia (toutes choses), universa (l’ensemble des choses), cuncta (toutes les choses ensemble), et dans les autres du même genre que l’on trouve dans les Écritures saintes, on ne saurait comprendre à la fois le bien et le mal, la pureté et la souillure, le transitoire et le permanent ; pour la raison essentielle qu’ils sont absolument opposés et contraires, et qu’ils ne peuvent provenir directement d’une même cause. Jésus, fils de Syrach, dit en effet : « Le bien est contraire au mal, et la vie à la mort ; ainsi le pécheur est contraire à l’homme juste. Considérez (ainsi) toutes les œuvres du Très-Haut[2] » (Eccli., XXXIII, 15). Paul dit dans la deuxième épître aux Corinthiens : « Quelle union peut-il y avoir entre la justice et l’iniquité ? et quel commerce entre la lumière et les ténèbres ? quel accord entre Jésus-Christ et Bélial ? ou quelle société entre le fidèle et l’infidèle ? et quel rapport entre le temple de Dieu et les idoles? » (II Cor., VI, 14-16). Cela revient à dire : la justice et l’iniquité ne participent pas de la même essence, ni la lumière et les ténèbres ; le Christ ne peut en aucune façon s’entendre avec Bélial ; et il faut chercher l’explication de leur opposition dans le fait que les choses ennemies et contraires n’ont pas la même cause. Car s’il en était autrement : si la justice et l’iniquité, la lumière et les ténèbres, le Christ et Bélial, le fidèle et l’infidèle procédaient, essentiellement et directement, de la cause suprême de tous les biens, ils participeraient tous de la même nature, s’accorderaient au lieu de se détruire mutuellement, comme il est évident que le Bien et le Mal le font chaque jour selon ce qui a été cité plus haut et qui est fort clair : « Le mal est contraire au bien, et la mort à la vie, etc. »
II faut donc conclure de tout ce qui précéda qu’il existe un autre principe, le principe du Mal qui est la cause et origine de toute iniquité, de toute souillure, de toute infidélité, et même de toutes ténèbres. S’il n’en était pas ainsi, le vrai Dieu lui-même, qui est très fidèle, qui est la Justice et la Pureté suprêmes, devrait être considéré comme la cause absolue et le principe de tout le Mal. Toutes les oppositions, tous les contraires émaneraient de Lui : ce qu’il serait très vain et très fou de soutenir.

Mon analyse :
Jean de Lugio nous montre ici que, si les choses qui viennent du bien — et celles qui lui reviennent après en avoir été momentanément éloignées —, sont de Dieu, celles qui viennent du mal ne peuvent provenir du lui. Il va donc falloir définir leur origine.

[1] Ps.VIII, 8.
[2] « Vous les trouverez ainsi deux à deux et opposées l’une à l’autre. »

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