Traité du libre arbitre – 5


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Livre des deux principes

Le Liber de duobus principiis dont nous disposons est issu d’un seul manuscrit, datant de la fin du 13e siècle, trouvé dans le fonds des Conventi soppressi de la Bibliothèque nationale de Florence. Publié en 1939 par le Père Dondaine, il est considéré comme le seul traité théologico-philosophique cathare connu. Il s’agit de l’assemblage de différentes pièces issues d’un ouvrage dont Rainer Sacconi, polémiste catholique, dit qu’il comportait à l’origine « un gros volume de dix quaternions ». Il ne s’agit donc que d’une partie d’un résumé de l’ouvrage original.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.

Traité du libre arbitre – 5

Où l’on prouve qu’il n’y a point de libre arbitre.

Si l’on examine diligemment les arguments que nous avons déjà proposés, on verra que la théorie du libre arbitre — cette force ou libre pouvoir, que nos adversaires disent avoir été donnée aux anges pour leur permettre de faire à leur gré le Bien ou le Mal — est sans poids contre notre thèse. Il passe, en effet, pour impossible aux yeux des savants, que quelque être puisse avoir en lui-même la puissance[1] de faire deux actions contraires, à la fois, en une seule fois et dans un seul et même temps, c’est-à-dire : la puissance de faire le Bien tout le temps ou le Mal tout le temps ; et à plus forte raison, en Dieu qui connaît absolument tous les futurs, et selon la sagesse duquel tout est produit nécessairement de toute éternité.
Argument plus décisif : on ne comprend vraiment pas comment des anges créés bons auraient pu haïr la bonté, semblable à eux, et qui existait de toute éternité, ainsi que la cause[2] de cette bonté, pour se mettre à aimer le Mal, qui n’existait pas encore, et qui est tout à fait le contraire du Bien[3]. Et cela sans aucune cause, puisqu’au dire des ignorants, il n’y avait pas de cause profonde du Mal. L’opinion de nos contradicteurs est d’autant moins recevable qu’il est écrit au livre de Jésus, fils de Syrach : « Tout animal aime son semblable ; ainsi tout homme aime celui qui lui est proche. Toute chair s’unit à celle qui lui ressemble, et tout homme s’unit avec son semblable » (Eccl., XXVII, 10) ; et encore ceci : « Les oiseaux se joignent avec leurs semblables, et la vérité retourne à ceux qui en font les œuvres » (Eccl., XXVII, 10). Ainsi d’après ces témoignages, il paraît évident que les anges auraient dû choisir le Bien semblable à eux et existant depuis l’éternité, plutôt que de rejeter le Bien pour choisir le Mal, qui n’avait, pour lors, aucune existence et dont la Cause même n’existait pas — selon la foi de nos adversaires — encore qu’il soit bien difficile d’admettre que quelque chose puisse commencer sans cause : n’est-il pas écrit : « Ce qui a pris commencement, il est impossible qu’il n’ait point de cause[4] » ? et aussi « tout ce qui passe de la puissance à l’effet a besoin d’une cause pour passer à l’effet[5] ». Bien plus, dans l’hypothèse de nos adversaires, ce qui possède l’existence, et la cause de cette existence, à savoir le Bien, aurait eu moins d’action sur les anges que ce qui ne possédait pas l’existence, et que sa cause, à savoir le Mal, qui n’existait pas non plus[6], et cela à rencontre de ce qu’on lit dans les philosophes : « II faut qu’une chose existe d’abord pour qu’elle puisse agir. » Et il convient encore de rappeler cette évidence que si une cause demeure dans l’état où elle a toujours été, elle ne saurait rien produire de plus par elle-même que ce qu’elle a déjà produit : une action ne prend naissance que sous l’action d’une nouvelle cause, car, comme il est écrit : « Si quelque être devient agent, qui ne l’était pas primitivement, il est nécessaire que cela se fasse par quelque modification nouvelle qui s’opère en lui. » C’est pourquoi l’on doit admettre que, si les dispositions de l’agent demeurent toujours identiques à ce qu’elles étaient, et si celui-ci ne subit aucun changement provenant de lui-même ou de l’extérieur, il n’y a absolument aucune raison pour qu’il se donne une nouvelle façon d’agir au lieu de la laisser dans l’inexistence. C’est cette inexistence, au contraire, qui se prolongerait sans fin. Car, tout comme l’« autre » provient de l’altérité (diversitate), le « même » perdure par l’identité.
Donc, s’il était vrai que, sans le libre arbitre, aucun des anges n’eût pu pécher, il est clair que Dieu ne le leur aurait point accordé, puisqu’il savait que son royaume ne devait être corrompu que par ses effets. Mais s’il le leur avait accordé, il faudrait imputer nécessairement à ce Dieu « qui est au-dessus de toute louange » la corruption de ses anges. Ce qu’on ne saurait faire sans impiété. Il faut donc conclure à l’existence d’un autre principe, le principe du Mal qui est cause et origine de la corruption des anges, et de tous les maux[7].

Mon analyse :
Voilà une démonstration philosophique et logique imparable. Rien ne survient sans cause, or si le Mal est survenu c’est qu’il avait une cause et comme cette cause n’était pas chez les anges ceux-ci ne peuvent en aucune manière avoir connu et avoir été influencé par ce Mal. Et comme le Mal ne vient pas de Dieu, les anges n’ont pu en avoir connaissance par lui. Donc, le libre arbitre est sans fondement car il s’appuie sur des prérequis impossibles.

Que les anges n’ont pas eu le libre arbitre.

Tout ce qui précède démontre assez clairement aux savants que les anges susdits n’ont jamais reçu de Dieu un tel « arbitre », c’est-à-dire la puissance de connaître, de vouloir et d’accomplir toujours uniquement le Bien et non le Mal. Que s’ils l’avaient eu, ils auraient nécessairement[8] fait et voulu toujours le Bien et jamais le Mal.
Au nom de quoi — et de quel front — les ignorants peuvent-ils donc soutenir que ces anges auraient pu faire toujours et uniquement le Bien, alors que dans la providence divine qui connaît entièrement le futur, ils ne possédaient — comme nous l’avons déjà montré — ni la puissance ni la science ni l’« arbitre », ni quelque autre faculté qui leur eût permis d’éviter le Mal ? On peut entendre soutenir pareille opinion : (que les anges ont reçu de Dieu la vertu ou le pouvoir de faire tout le temps le Bien ou tout le temps le Mal), chez les hommes qui ignorent complètement les choses futures et toutes les causes qui déterminent un être à faire le Bien ou le Mal, tout le temps ou à des moments différents. Mais pour Dieu qui prévoit l’avenir, et en qui toutes les causes selon lesquelles il est impossible que le futur ne soit pas le futur sont connues de toute éternité, pour sa Sagesse, enfin, d’où procèdent nécessairement toutes choses depuis l’éternité, cela est manifestement faux.
On s’explique facilement que les hommes, qui ne connaissent pas l’avenir ni la vraie réalité des choses, usent si souvent de ces « contradictions » toutes verbales : ils prétendent que l’impossible est possible et le possible impossible. C’est ainsi, par exemple, que nous disons : « II est possible que Pierre soit encore en vie demain ; il est possible aussi qu’il meure aujourd’hui », alors qu’en vérité, il est impossible que Pierre soit à la fois en état de vivre jusqu’à demain et sur le point de mourir aujourd’hui. Dans l’ignorance où nous sommes de l’avenir et de toutes les causes qui agissent sur la vie ou sur la mort de Pierre, nous tenons pour impossible ce qui est possible, et pour possible ce qui est impossible. Mais si nous connaissions parfaitement l’avenir, et toutes les causes qui sont nécessaires pour que Pierre vive ou pour qu’il meure, nous ne dirions pas qu’il peut aussi bien vivre jusqu’à demain que mourir aujourd’hui. Si nous savions, en effet, que Pierre doit mourir, nous dirions : « II faut nécessairement que Pierre meure aujourd’hui » ou « il est impossible qu’il vive jusqu’à demain ». Et si nous savions qu’il doit vivre jusqu’à demain, nous dirions : « II est nécessaire, de toute évidence, qu’il vive jusqu’à demain » ou bien : « II est impossible qu’il meure aujourd’hui. » Mais nous ignorons l’avenir, et c’est pourquoi nous prenons le possible pour l’impossible et l’impossible pour le possible[9]. Ce que ne saurait faire celui qui a la connaissance pleine et entière de tout le futur.
Autre exemple : un homme voit distinctement que Pierre se trouve dans la même maison que lui. Un autre homme, à l’extérieur, lui demande : « Est-il possible que Pierre soit dans cette maison ? » Si celui qui sait parfaitement que Pierre est à l’intérieur, puisqu’il l’y voit de ses yeux, lui répond : « Il se peut qu’il y soit ; il se peut qu’il n’y soit pas », il est évident qu’il lui fait une bien mauvaise réponse et contraire à sa conscience (en disant qu’il est simplement possible que Pierre soit dans la maison), étant donné qu’il sait, qu’il voit tout à fait clairement, qu’il y est effectivement. On doit penser la même chose du prétendu libre arbitre que, selon nos adversaires, Dieu a donné à ses anges. Pour Dieu — en tant qu’il a connaissance absolue de l’avenir, pour Dieu qui connaît dans sa pensée toutes les causes par lesquelles, de toute éternité, il est impossible que le futur ne soit pas le futur, pour sa sagesse d’où procède nécessairement et éternellement tout ce qui existe, il est faux que les anges aient jamais pu avoir la libre faculté ou puissance de vouloir, de discerner, et de faire le Bien en tout temps, étant donné surtout que ce Dieu connaissait et prévoyait infailliblement la destination de tous ses anges, avant même qu’ils fussent créés ; il est semblable à l’homme qui voit Pierre dans sa maison et sait parfaitement qu’il y est, et qui ferait un mensonge s’il disait : « Il est possible que Pierre ne soit pas ici. »
En ce qui concerne l’arbitre des anges, tel qu’il est pour Dieu, je déclare donc qu’il est faux de soutenir que les anges auraient pu ne pas pécher, et à plus forte raison : en Dieu, qui voit dans sa pensée absolument tous les futurs. Dire qu’ils n’ont pas voulu ne pas pécher ne signifie rien du tout, car si les bons anges ont voulu faire le Mal, ce n’est pas sans cause : il paraît impossible aux savants que les bons anges aient pu haïr le Bien et désirer le Mal sans raison suffisante : nous l’avons rappelé plus haut : rien ne peut advenir sans cause. Il était donc nécessaire en Dieu que les anges devinssent des maudits et des démons, parce que, dans sa Providence éternelle existaient toutes les causes capables d’amener leur déchéance future. Sans aucun doute, il était impossible, dans la pensée divine, qu’ils pussent demeurer bons et saints à tout jamais.
Seuls les hommes qui ignorent l’avenir et la réalité des choses peuvent dire entre eux que les anges ont eu le pouvoir de faire tout le temps le Bien et le Mal. Les sages qui connaissent la vérité, c’est-à-dire le futur, et aussi l’ensemble des causes par lesquelles un être est nécessité à faire le Bien tout le temps ou à différents moments, jugent impossible que les anges aient eu la liberté de faire toujours le Bien ou toujours le Mal. Bien plus, ils considéreraient comme une nécessité qu’ils aient dû finalement déchoir. Car pour des sages qui connaîtraient toutes les causes qui s’opposaient à ce que les anges fussent toujours bons et qui les déterminaient, au contraire, à faire le Mal, il apparaîtrait comme absolument impossible qu’ils aient pu demeurer bons et saints jusqu’à la fin. C’est pourquoi ces savants — s’ils suivaient la théorie des ignorants (celle du « Principe unique ») — admettraient comme une évidence que les anges n’ont pas reçu de Dieu la vertu ou le libre pouvoir de faire toujours le Bien, mais au contraire, comme nous l’avons montré précédemment, les dispositions qui devaient les porter au Mal, par la suite : et ce serait là une conclusion très folle et impie.

Mon analyse :
Jean de Lugio montre que prétendre que Dieu aurait pu donner le libre arbitre aux anges est ridicule et relève d’une totale méconnaissance de ce qui fait Dieu. En effet, son omniscience interdit toute possibilité de libre arbitre. Dieu sait de tout temps et en toute occasion ce qui va advenir. Les anges n’ont donc aucune arbitre de choisir puisque leur est déjà connu. En fait, les hommes se trompent parce qu’ils n’ont pas l’omniscience divine et que pour eux il semble y avoir un libre arbitre en ce monde. Mais en réalité, notre apparent libre arbitre est comparable à celui d’une souris de laboratoire qu’un scientifique placerait dans un labyrinthe auquel il n’y aurait qu’une seule issue mais qu’elle soit atteignable par plusieurs voies. La souris penserait avoir eu le choix de sa route et donc de sa destiné, alors qu’en fait elle ne aboutir que là où le savant voulait qu’elle arrive.

[1]. Au sens aristotélicien.
[2]. C’est-à-dire : Dieu. — Ms. et Dondaine : causa ; corr. : causam.
[3]. Et dont, par conséquent, les anges ne pouvaient avoir l’idée.
[4]. Cf. Al Kindi, Liber de intellectu : « Nihil autem quod est rei in potentia exit ad effectum per se ipsum » (Dondaine, op, cit., p. 93 ; note, lignes 3-11).
[5]. Cf. Avencebrol (Ibn Gebirol, Fons vitae : « Omne quod exit de potenda in effectum, non trahit illud in effectum nisi quod habet esse in effectu », Dondaine ibidem).
[6]. Le texte établi par A. Dondaine ne présente pas, ici, un sens philosophique suffisamment clair :
Et etiam : id quod erat secundum illos ejus causa, scilicet Bonum, minus eget quam id quod non erat, id est Malum, quamvis scriptum sit : « Oportet aliquid prius esse quam agat. »
Il faut, semble-t-il, le corriger, en conservant egit, qui a été rayé dans le manuscrit, et en supposant que le scribe a également rayé par erreur et après illos et, après erat, les trois mots : nec ejus causa. Nous lisons donc : Et etiam : id quod erat — secun­dum illos — et ejus causa, scilicet Bonum, minus egit quam id quod non erat — nec ejus causa, id est Malum — quamvis scriptum sit : « Oportet aliquid prius esse quam agat. »
[7]. Il semble que le Traité du libre arbitre des anges s’achève ici. Ce qui suit se présente comme une série de développements complémentaires sur le même sujet, ou répondant à diverses objections. C’est un texte lourd, verbeux et plein de redites.
[8]. Puisque le principe, la cause, du mal n’existe pas, selon l’hypothèse des partisans du Dieu unique.
[9]. Dans ce paragraphe, la pensée de Jean de Lugio, pour maladroite qu’elle soit, annonce celle de Spinoza.

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