Interrogatio Johannis – Vienne – 3


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Interrogatio Johannis (ou la Cène secrète de Jean)

Ce texte est antérieur au Catharisme latin et ne constitue donc pas, à proprement parler, un texte cathare. C’est donc un apocryphe mais, comme il fut très utilisé par les Cathares, dits mitigés, de Bulgarie et d’Italie, il mérite d’être étudié ici.
Il semble qu’il était en possession de l’évêque patarin Nazaire. Son origine semble se perdre dans la nuit des temps chrétiens mais sa version latine date du XIIIe siècle. Il s’agit d’un faux évangile racontant une discussion entre Jean et Jésus au cours d’une Cène se déroulant dans les cieux et dont la version terrestre, racontée dans les évangiles, serait une représentation temporelle.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.

Version de Vienne – 3

8. « Quand mon Père eut décidé de m’envoyer en ce bas monde, il y fit descendre avant moi, (par l’intermédiaire) du Saint-Esprit, l’un de ses anges, pour me recevoir. Cet ange s’appelait Marie et devint ma “ mère ”. Et quand je descendis j’entrai en elle par l’oreille et en ressortis par l’oreille. Sathanas, le prince de ce monde, apprit que j’étais venu pour rechercher et sauver les êtres qui avaient péri ; et il envoya son ange, le prophète Élie, qui baptisait dans l’eau (baptizantem in aqua) et qu’on appelle Jean-Baptiste. Mais Élie demanda au prince de ce monde comment il pourrait le[1] reconnaître (le Christ). Et lui-même (ipse ?)[2] lui dit : “ Celui sur qui tu verras descendre et demeurer le Saint-Esprit en forme de colombe est celui qui baptise dans le Saint-Esprit et par le feu[3]. ” Jean demandait cela parce qu’il ne le connaissait pas (le Christ), mais celui qui l’envoya baptiser dans l’eau[4], le lui fit connaître : Jean l’atteste lui-même : “ Je baptise dans l’eau et dans la pénitence, mais Lui (le Christ) nous baptise dans l’Esprit-Saint pour la rémission de nos péchés. Il est celui qui (seul) peut perdre et sauver[5]”. »

Mon analyse :
On le voit, le rôle de Marie et de Jean le baptiste était très clair pour les monarchiens. Les dyarchiens n’avaient pas une vision aussi tranchée. Marie pouvait à leur yeux représenter l’Église cathare.

9. Et à nouveau, moi Jean, j’interrogeai le Seigneur : « L’homme peut-il être sauvé par le baptême de Jean ? » — « Sans mon baptême, par lequel je baptise pour la rémission des péchés, me répondit-il, jamais personne ne pourra trouver le salut en Dieu, car je suis le pain de Vie descendant du septième ciel : seuls ceux qui mangent ma chair et boivent mon sang seront appelés Fils de Dieu. » Et je demandai encore au Seigneur : « Qu’est-ce que “ ta chair ” et qu’est-ce que “ ton sang ” ?[6]…» Et le Seigneur me dit : « Avant que le Diable ne fût tombé avec toute la milice angélique (ravie) au Père, les anges glorifiaient et priaient mon Père en disant cette oraison : Pater noster qui es in coelis[7]. Ainsi ce chant montait devant le trône du Père. Mais du moment qu’ils furent déchus, les anges ne purent plus glorifier le Seigneur par cette prière. » Et j’interrogeai encore le Seigneur : « Comment se fait-il que tout le monde reçoive le baptême de Jean, alors qu’ils ne reçoivent pas le tien ?» Le Seigneur me répondit : « C’est parce que leurs œuvres sont mauvaises et qu’ils ne parviennent pas à la lumière. Les disciples de Jean prennent maris et prennent femmes, mais mes disciples ne se marient pas et ils sont comme des anges de Dieu dans le royaume des cieux. » Je lui dis alors : « Si c’est donc un péché de connaître la femme, il ne faut pas se marier ? » Et le Seigneur me dît : « Tous ne comprennent pas le sens de cette parole, à moins qu’il ne leur ait été donné (en grâce) de la comprendre. Il y a des eunuques qui sont sortis tels du ventre de leur mère, il y en a que les hommes ont fait eunuques, et il y en a qui se font faits eunuques eux-mêmes (en renonçant à l’acte de chair) pour le royaume des cieux. »

Mon analyse :
On comprend que la question du baptême d’eau et du baptême par imposition des mains était véritablement une pierre d’achoppement entre Cathares et Judéo-chrétiens. Si ces derniers semblaient accepter le baptême d’esprit l’inverse n’était pas vrai pour les Cathares qui ne pouvaient accepter un sacrement supporter par un élément matériel, donc forcément diabolique.

[1]. Le (eum) = le Christ. On attendrait plutôt me, puisque c’est le Christ qui parle. Dans la Version de Carcassonne : quomodo possum scire eum ? En passant du style direct au style indirect, le scribe a dû négliger de substituer me à eum.
[2]. Et ipse. Cet ipse renvoie au Diable. Il faudrait ajouter Dominus, comme l’a fait B, dans la Version de Carcassonne pour pouvoir traduire : « Mais c’est le Seigneur lui-même (le vrai Dieu) qui lui dit… » Voir plus bas, note 4.
[3]. Jean, I, 33. Les mots et igne ne sont pas dans Jean, mais dans Matth., III, 11.
[4] Tout ce passage est obscur, peut-être corrompu. Le ms. porte : Ideo hoc dicebal Ioannes quia non cognoscebat eum, sed ille qui misit me baptisare in aqua… Il n’est pas possible de corriger, comme le veut M. Roche (Études manichéennes et cathares, p. 208) baptisare en baptisari et de traduire : « mais le Seigneur, qui avait envoyé le Christ se faire baptiser dans l’eau, etc. », parce que si eum est le Christ, c’est Jean-Baptiste qui parle et non le Christ, et par conséquent, me ne peut signifier que Jean-Baptiste. Ses paroles sont d’ailleurs celles qu’il prononce dans l’Évangile.
Par contre, il convient de corriger eum en me (Quia non cognoscebat me…) et me en eum (qui misit eum baptisare…) Et dans ce cas, selon le contexte, celui qui a envoyé Jean-Baptiste baptiser dans l’eau ne saurait être que Sathanas. Mais cela fait difficulté : est-il vraisemblable que le Diable révèle à Jean-Baptiste — et selon les paroles mêmes de l’Évangile (Jean, I, 33) — que le Christ baptise dans l’Esprit-Saint ; et Jean peut-il attester, sur l’ordre du Diable, qu’il baptise, lui, dans l’eau et dans la pénitence ? Le texte primitif (?) ne devait pas s’éloigner beaucoup de l’Évangile, sur ce point. Mais alors rien ne s’oppose à ce que ipse (ipse dixit ei) désigne le vrai Dieu, et non Satan (cf. : ipse dominus de B, Version de Carcassonne). M. D. Roche qui adopte cette correction, traduit : mais le Seigneur lui-même lui dit : « Celui sur qui tu verras descendre, etc. » (voir, ibidem, les ingénieuses explications de M. Roche).
[5]. Traduction de M. Roche : « Celui qui m’a envoyé me faire baptiser par
l’eau dit à Jean d’attester : Je baptise par l’eau de la pénitence ; lui cependant
nous baptisera par le Saint-Esprit pour la rémission des péchés » (op. cit.,
p. 280).
[6]. Lacune, comme dans la Version de Carcassonne. Les deux versions de la Cène secrète proviennent certainement d’une même copie où figurait déjà cette lacune, qui s’explique peut-être par le fait qu’on y trouvait mention, dans la réponse à la question : « Qu’est-ce que ta chair et qu’est-ce que ton sang ? », du pain supersubstantiel, évoqué à la fin du Pater. Cette prière était vraiment la nourriture spirituelle des Cathares. Le copiste, trompé par le même vocabulaire, a pu facilement fondre les deux réponses en une seule.
[7]. Glose marginale : « Les anges chantaient et disaient cette oraison, mais ils ne dirent plus le Notre Père, dès qu’ils furent en état de péché… Mais le Père pourvoyant à nos fautes futures et sachant que nous pourrions la dire encore (après la Pénitence), trouva bon que nous la disions (sur cette terre). »

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